[Addition
du 27 juillet 2019. – Avant toute chose, il nous importe de signaler l’article
de Philippe Lanoë, « Sainte Tréphine au contact de trois cités
armoricaines », Bulletin et mémoires
de la Société Polymathique du Morbihan, t. 136 (2010), p. 39-55, qui avait
échappé en son temps à notre vigilance et que son auteur, par délicatesse, n’a
porté à notre connaissance que récemment : outre qu’il contient déjà le
rapprochement entre Tréphine et trifinium,
dont nous pensions imprudemment avoir été le premier préconisateur, cet article
propose une intéressante hypothèse sur une partie de la frontière entre les
anciennes civitates des Coriosolites,
des Osismes et des Vénètes].
*
Un
débat est en cours chez les médiévistes sur la notion de frontière, de limite
et sur leur éventuelle absence de pérennité : tout un courant
historiographique, emporté par sa logique rhétorique très au-delà d’une saine
et roborative révision des positions traditionnelles sur la continuité entre les
anciennes civitates gallo-romaines et
le cadre diocésain, a décrété en effet que les « territoires », en
particulier celui sur lequel s’exerçait l’autorité de l’évêque, étaient
caractérisés au Haut Moyen Âge par le flou et l’élasticité de leurs limites ou
de leurs frontières ; et qu’en conséquence il était vain de s’appuyer sur
celles fixées ultérieurement pour en proposer la délimitation.
Il
semble difficile d’admettre une telle table rase, d’autant que de nombreux
travaux sur la littérature gromatique montrent qu’il a bien existé, pour
reprendre l’intitulé du compte rendu que Jean-Yves Guillaumin[2]
a consacré à l’ouvrage capital de Stefano Del Lungo[3],
une véritable « transmission » de ce type de connaissances entre
l’Antiquité tardive et le Haut Moyen-Âge. Dans un tel contexte subsiste-t-il,
en terme de ‘stratigraphie territoriale’, quelques ‘buttes-témoin’ sur quoi
fonder notre propre hypothèse d’une permanence de la structuration de l’espace par
l’arpentage et la cartographie ? Dégagée de la contrainte
hagio-historiographique qui jadis poussait à reconnaître dans le nom de Trifin(e) celui d’un(e) saint(e),
l’étude des toponymes où ce mot est entré en composition et son rapprochement
homophonique avec le terme trifinium
peuvent, nous semble-t-il, donner une première clé de l’interprétation des
toponymes concernés, laquelle ouvre de surcroît sur une approche de la notion
de frontière, de limite, à l’époque alto-médiévale.
*
Saint(e) Trifin(e) était principalement
honoré(e) en trois lieux de Bretagne : à Callac (Côtes d’Armor), autrefois
Botmel, trève de la paroisse de
Plusquellec, ancien évêché de Cornouaille ; à Sainte-Tréphine
(Côtes-d’Armor), autrefois trève de la paroisse de Bothoa, ancien évêché de
Cornouaille ; et à Pontivy (Morbihan), mais autrefois Stival, trève de la paroisse de Malguénac,
ancien diocèse de Vannes. La possibilité de l’existence d’un ancien trifinium en chacun de ces lieux est à
envisager avec d’autant plus d’attention que Saint-Tréfin en Callac se situait
à proximité immédiate de la frontière de l’ancien évêché de Cornouaille avec
celui de Tréguier, constituée alors par la limite septentrionale de l’ancienne
paroisse de Plusquellec ; tandis que Gouarec, immédiatement au sud de la
commune de Sainte-Tréphine, touchait à l’ancien diocèse de Vannes, dans cette
zone où la Haute-Cornouaille, cantonnée par plusieurs sanctuaires placés sous
le patronage de Corentin, s’avance comme une sorte d’enhachement entre Trégor
et Vannetais.
Ainsi
ces deux ‘marqueurs de confins’ apparaissent-ils à bien des égards comme les
témoins du démembrement d’un ensemble territorial plus vaste, comme pouvait
encore l’être l’ancienne civitas des
Osismes avant la territorialisation des évêchés de Cornouaille et de
Léon ; démembrement et territorialisation sans doute voulus par Louis le
Pieux et intervenus sous son règne.
Enfin, nous voyons que Sainte-Tréphine dans l’ancien diocèse de Vannes, était
située à proximité des frontières des anciens évêchés de Cornouaille et de
Saint-Brieuc : il est tentant en conséquence d’imaginer qu’à l’époque
tardo-antique, l’emplacement actuel de Pontivy touchait simultanément aux
territoires des Vénètes, des Osismes et des Coriosolites,
dont Sainte-Tréphine aurait ainsi constitué le point de rencontre.
*
Comment
est-on passé du terme, très technique, trifinium
au nom de saint(e) Trifin(e) ?
La prononciation bretonne des noms des lieux concernés permet d’orienter assez
aisément les recherches vers des toponymes formés initialement avec le mot san, qui signifie « vallée »,
« ruisseau »,
auquel on avait adjoint le terme *trifin,
régulièrement issu de trifinium. En effet, les sanctuaires
concernés sont tous situés à proximité de cours d’eau, qui, eux-mêmes,
servaient de limites territoriales ; mais le terme *trifin se retrouve également en composition dans deux toponymes
où, bien que le site désigné soit là encore localisé à proximité de rivières,
il n’a pas été la victime de cette malencontreuse confusion avec le mot breton san : il s’agit, d’une part, du
lieu-dit Pont-Triffen, situé aux confins de Spézet, Cléden-Poher et Landeleau
(Finistère) et dont le nom s’est vu approprié par les cadastres respectifs de
ces trois communes ; d’autre part, du village de Tréfin, dans la commune
de Rieux (Morbihan).
*
Pont-Triffen,
au confluent de l'Hyères et de l'Aulne, attesté en 1681 sous les formes Pont Trifen alias Pont Triven,
doit son nom à un ouvrage d’art qui permettait à l’itinéraire antique
Carhaix-Châteaulin, avant de traverser la véritable presqu’île formée par un
repli de l’Aulne, de franchir cette rivière près du confluent avec l’Hyères. Ni
l’organisation ecclésiastique du bas Moyen Âge, ni la géographie féodale ne permettent de rendre
compte des origines de cet incontestable trifinium.
En revanche, la situation de ce dernier correspond exactement à celle qui est
décrite dans des traités d’arpentage tels les livres de Magon et de Vegoia,
dont les extraits (ex libris Magonis et
Vegoiae auctorum), mis en avant durant l’Antiquité tardive, évoquent ces
ponts « par lesquels courent les voies publiques » (per quos et itinera publica currunt) et qui — alors même que les routes « ne
sont affectées d’aucun système de limites »
(quae nullam limitum recipiunt rationem)
— « peuvent cependant être
souvent acceptés dans
l’organisation de trifinium du
fait de l’harmonie des limites et du rythme des repères » (quae tamen in trifinii rationem ex
conuenientia limitum atque signorum cursus frequenter accipi possunt)[10].
Au
Ve siècle, le chef-lieu des Osismes, Vorgium, aujourd’hui Carhaix, avait déjà pris le nom de son peuple (Othismus)
et l’hypothèse ancienne de l’existence sur place, comme à Corseul, du siège
d’un proto-évêché,
doit être reconsidérée en fonction d’arguments récemment présentés[13]. Or, examinant minutieusement les origines de
la « troménie » de Landeleau, Bernard Robreau et Joël Hascoët ont, de
leur côté, développé, dans une perspective archéomythologique, l’hypothèse très
séduisante que ce rituel devait « se concevoir en fonction d’un centre qui
est Carhaix » et qu’elle pourrait bien constituer le « segment
fossilisé » d’une plus ample circumambulation à l’entour du chef-lieu de
l’ancienne civitas ; le
territoire ainsi délimité conserverait en outre, comme un indice de ses
origines, des vestiges de sa cadastration antique[14] ;
rien de moins étonnant dans un tel contexte que la présence de ‘marqueurs de
confins’ aux limites du cercle processionnel, comme dans le cas de Pont-Triffen.
On
trouve également le mot *trifin
en Bretagne pour désigner un site particulièrement remarquable : il s’agit
de celui de Tréfin, à proximité de la Vilaine, dont il est séparé par des
marais. Le fleuve formait autrefois en ce lieu la frontière entre les anciens
diocèses de Vannes et de Nantes et on peut supposer, comme à Pontivy, que ce trifinium remonte au moins au Bas-Empire,
quand, outre les civitates des
Vénètes et des Namnètes, celle des Coriosolites y confinait encore :
on note qu’à cette époque, Rieux, dont dépend aujourd’hui Tréfin, était un
important carrefour routier, dont le nom ancien (Duretie) figure à ce titre sur la Table de Peutinger ; son importance
continua d’être reconnue au haut Moyen Âge et le duc Alain le Grand y eut une
résidence. Quant à Tréfin, sa situation en bordure des marais de la Vilaine,
outre son statut frontalier que signale son nom, lui confère également une
fonction stratégique : ainsi, dans la seconde moitié du VIe
siècle, tout autant que le fleuve et son mascaret, ce sont ces espaces
marécageux qui vont se révéler particulièrement redoutables à l’encontre des
troupes envoyées par les rois francs pour obtenir la soumission des Bretons.
*
Ainsi,
de l’Antiquité tardive au bas Moyen Âge, de la critique des textes à
l’archéologie et de l’archéomythologie à la cadastration du sol, la réalité du trifinium et sa remarquable permanence,
dont témoigne dans la péninsule armoricaine sa ‘fossilisation’ toponymique,
s’avèrent susceptibles de conforter une grille de lecture du paysage, qui ne
rejette pas a priori la pérennité des circonscriptions territoriales et de
leurs limites. Les mêmes constatations s’observent ailleurs en France
et sans doute une enquête approfondie dans d’autres pays d’Europe
apporterait-elle des résultats intéressants.
André-Yves Bourgès
Ave André-Yves,
RépondreSupprimerMerci pour cette très intéressante notule. Il faudrait, si possible, pouvoir visualiser les exemples bretons de *trifin sur des cartes.
Un autre terme se référant aux limites a été abordé il y a peu dans le Bulletin de la Société d'archéologie du Finistère : ervan.
pour le Tréfin de Rieux, il est à noter une "bizzaretée" , c'est qu'à sa proximité, la commune d'Allaire (commune d'origine de Tréfin) a gardé un bout de territoire jusqu'à la Vilaine, coincé entre Béganne et Rieux.......
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